Peut-on encore parler des algues vertes en Bretagne ?

C’est un phénomène qui se renouvelle à chaque printemps depuis plus de cinquante ans : l’échouage d’algues vertes sur certaines plages en Bretagne. Loin des clichés enchanteurs, une épaisse marée verte recouvre ces plages et fait fuir les touristes. En se décomposant, les algues vertes émettent de l’hydrogène sulfuré, un gaz capable de tuer. Trois personnes et des dizaines d’animaux en sont déjà morts.

La faute à qui ? Essentiellement aux nitrates d’origine agricole issus des déjections animales. L’inefficacité des politiques publiques est manifeste. C’est ce que rappelle un rapport provisoire de la Cour des comptes et de la chambre régionale des comptes de Bretagne auquel a pu avoir accès le quotidien Le Télégramme (édition du 29 avril 2021). Des voix s’élèvent aussi dans la presse locale pour briser l’omerta qui entoure le « modèle agricole breton. » À l’approche des élections régionales, le temps d’une rupture avec le passé est-il venu ?

La persistance des marées vertes : les raisons d’un échec des politiques publiques

Une politique régionale de lutte contre les marées vertes a vu le jour ces 20 dernières années avec deux plans en 2010-2015 et 2017-2021.

À l’heure du bilan, la Cour des comptes relève une diminution de la concentration de nitrates dans les cours d’eau depuis 2010. Toutefois, le niveau stagne aujourd’hui à son niveau de 2015. De plus, la tendance à la baisse dans certaines zones n’a pas suffi à éradiquer le problème des algues vertes. Les premières observations du phénomène au mois d’avril 2021 sont d’ailleurs inquiétantes. Elles concernent notamment la baie de Saint-Brieuc où se situent 90 % des zones d’échouages.

Le rapport critique en premier lieu le manque d’objectifs « évaluables et réalisables » des politiques publiques. Des objectifs qui n’ont pas toujours fait l’objet d’un avis scientifique. La Cour estime aussi que les moyens alloués à la lutte contre les fuites d’azote d’origine agricole sont trop faibles. Ces derniers s’élèvent à un peu plus de 5 M€ par an, à comparer aux subventions de la PAC : entre 435 et 614 M€ par an.

La Cour relève aussi que les contrôles réalisés dans les exploitations sont en net recul depuis 2010 (- 73 %). Cela s’explique notamment par la diminution des effectifs de contrôleurs dans les services de l’État. Pourtant, depuis 2010, ces mêmes services ont constaté de fréquentes fuites d’azote dans les exploitations les plus vétustes.

Autre handicap : la prédominance d’un foncier familial morcelé là où la constitution d’une réserve foncière serait nécessaire. La Cour relève aussi la trop faible mobilisation des collectivités locales sur le sujet.

La couverture de la bande dessinée Algues Vertes par Inès Léraud et Pierre Van Hove

Rompre l’omerta qui entoure le « modèle agricole breton »

C’est qu’il ne fait pas toujours bon d’enquêter sur l’agriculture en Bretagne. En juillet 2020, une quinzaine de journalistes locaux ont manifesté leur malaise en créant un collectif (Reporterre du 9 juillet 2020). Baptisé Kelaouiñ (Kelaouiñ signifie informer en breton), ce collectif s’est donné pour ambition de lutter pour la liberté d’informer sur l’industrie agroalimentaire en Bretagne.

Et de regretter les pressions dont ils disent faire l’objet dès qu’on s’intéresse d’un peu trop près à ses pratiques : menaces, pressions, poursuites judiciaires, auto-censure semblent être le lot quotidien de ces journalistes.

L’un d’eux témoigne anonymement sur les pressions qui s’immiscent à l’intérieur même des rédactions : « C’est un secret de Polichinelle : si tu écris sur l’agroalimentaire, tu sais que tu seras relu très attentivement avant la publication par la direction. Dans l’article, si on donne la parole à des opposants, il faut absolument laisser de la place, voire plus de place, au syndicat FNSEA, la chambre d’agriculture ou les représentants de l’agro-industrie. À l’inverse, vous lirez rarement la parole des opposants dans un article qui parle d’un nouveau projet agroalimentaire. »

Une autre journaliste ajoute : en Bretagne, « l’agroalimentaire continue à être une zone interdite. Le secteur agroalimentaire a une place écrasante : il emploie près d’un tiers des Bretons dans l’élevage, l’industrie, l’export… Sans compter que c’est l’agriculture qui a sorti la Bretagne de la misère donc beaucoup ne veulent pas cracher dans la soupe. »

Dans une lettre à la région Bretagne, les membres du collectif Kelaouiñ réclament la création d’un observatoire régional pour la liberté d’informer. Cette lettre a été soutenue par une pétition signée par près de 40.000 personnes. 

Tout récemment encore, Reporters sans frontières (RSF) a demandé une protection judiciaire pour Morgane Large, journaliste de radio spécialisée dans les enquêtes sur l’agroalimentaire (La Croix, 7 avril 2021). Une demande rare dans un pays démocratique… C’est que la journaliste de Glomel (Côtes-d’Armor) a été la victime d’actes de malveillance : sabotage de son véhicule, empoisonnement de son chien, menaces de mort, dégradation des clôtures aux abords de sa maison… La subvention allouée à sa station de radio, Radio Kreiz-Breizh, a aussi été retirée par la commune de Glomel.

Tout cela est arrivé après que la journaliste a témoigné dans un reportage diffusé sur France 5 le 17 novembre 2020, Bretagne : une terre sacrifiée. Une enquête est ouverte d’après le Parquet. L’opinion est aussi de plus en plus mobilisée sur ces questions. Ainsi, entre 500 et 1 000 personnes ont manifesté à Rostrenen (Côtes-d’Armor) début avril 2021 pour défendre la liberté d’informer et en soutien à Morgan Large.

Comment en finir avec les algues vertes ?

À travers la question des algues vertes, le temps de corriger les excès du « modèle agricole breton » est-il arrivé ?

C’est ce que veut croire la Cour des comptes qui formule plusieurs recommandations relatives aux algues vertes.

  1. Accélérer le calendrier. Les magistrats appellent les pouvoirs publics à définir des objectifs clairs dès 2021 pour une échéance en 2027 au plus tard.
  2. Partager les données. L’accès à ces données, que la Cour souhaite « ouvert et partagé », viendrait à l’appui d’une « gouvernance de proximité ».
  3. Durcir les règles. La Cour demande à l’État de renforcer la réglementation tout en assurant son contrôle.
  4. Reprendre la main sur le foncier. Il s’agirait par exemple de favoriser l’attribution de parcelles du bassin-versant (un espace drainé par un cours d’eau et ses affluents sur un ensemble de versants) aux agriculteurs dont le projet est à faibles fuites d’azote.
  5. Conditionner les aides. Pour la Cour, il est important de conditionner les aides, en particulier régionales, qui sont accordées aux filières économiques présentes sur les bassins-versants.

Plus généralement, l’avenir de l’agro-industrie va être l’enjeu majeur des élections régionales de 2021. C’est que le climat est tendu entre les tenants de l’agriculture intensive et les défenseurs de l’environnement. Pour les premiers, beaucoup d’efforts ont déjà été faits et vont se poursuivre. Pour les autres, c’est l’ensemble du modèle économique qu’il faudrait revoir. Dans une tribune au journal Ouest-France le 31 août 2018, Loïg Chesnais-Girard, le président socialiste du conseil régional, disait vouloir faire de la Bretagne le leader de la « révolution du mieux manger ». Près de trois ans après, la question conserve toute son actualité.

Auteur : Mickaël Le Bour

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Sources

Le Télégramme – Ce que révèle le rapport de la Cour des comptes

Le Télégramme – Algues vertes : 90 % des échouages observés en Bretagne concentrés en baie de Saint-Brieuc

Le Télégramme – Faut-il s’inquiéter des premiers échouages d’algues vertes en baie de Saint-Brieuc ?

Reporterre – Un raport constate l’échec des plans de lutte

Ouest France – Actes de malveillance envers la journaliste Morgan Large. Une information judiciaire ouverte

La Croix – Des journalistes contre la « loi du silence » de l’agroalimentaire breton

France Culture – Agriculture en Bretagne : information impossible ?

Le Monde – RSF demande une protection policière pour la journaliste Morgan Large

Le Monde – La Bretagne veut tourner la page de l’agriculture intensive

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